le normal et le pathologique (p3)

vérification du texte "Le normal et le pathologique" en atelier au lycée Louis-le-Grand le 6 février 2025 (suite et fin)

Les cours de Hubert Grenier
6 min ⋅ 11/02/2025

On ne niera certes pas qu’une maladie en général n’est pas une entité en soi, que son statut est inséparable d’une relation médecin-malade elle même indissociable d’un complexe social donné et qu’il ne sera que trop tentant pour un pouvoir, comme on l’a vu à l’Est, de se débarrasser de ses opposants en les faisant remplir ses asiles, mais l’anti-psychiatrie va beaucoup plus loin et trop loin lorsque c’est à tout système normatif qu’elle s’en prend par principe sur le prétexte qu’il uniformiserait ceux qu’il régit et sur l’indépendance d’esprit desquels il fait pression, lorsqu’en particulier elle dénonce tout appareil éducatif, coupable, assure-t-elle, de fabriquer ces êtres à demi-déments, c’est une formule d’un des maîtres de cette école, l’anglais Laing, ces êtres à demi-déments que seraient les adolescents normalisés par ce système répressif, banalisés et rendus interchangeables. Sévit à plein dans de telles critiques le rêve cher à une certaine tendance moderne — cf. Marcuse — d’un retour, par delà les contraintes estimées artificielles du social, à un état de nature bienheureux qui ne serait en fait qu’animalité, car, en attaquant la notion de norme en général, en la jugeant opprimante et pathologique, on ne voit pas que c’est de vivre selon des normes qui distingue l’humanité de l’homme. Une norme, c’est une règle qu’on respecte, on y adhère, on la fait sienne. L’animal ignore de semblables règles, sa conduite n’est commandée que par des régulations, d’ordre biologique, opérant en lui instinctivement et inconsciemment. Il les suit automatiquement, il les observe sans même avoir besoin de leur obéir. Or c’est parce que l’homme ne dispose pas de tels instincts ou si peu qu’il lui faut des normes ayant valeur de modèles, normes que la nature lui refuse et qui ne pourront provenir que d’une production collective. Elles seront culturelles, civilisatrices. Elles président à des institutions. Durkheim définit la sociologie comme la science des institutions. L’institution a bien pour fin de satisfaire des instincts, des tendances mais par des moyens indirects et originaux qui ne procèdent pas de ces instincts. C’est pourquoi, comme on a pu le dire, jamais l’uniformité de l’instinct sexuel ne rendra raison des multiples formes humaines du mariage. Ces systèmes normatifs ont pour effet de débiologiser en l’homme les activités les plus naturelles. Ainsi un animal mange, il ne prend pas de repas. Un repas, qui est repas à plusieurs, en commun, est un rite social, une occasion d’être ensemble. Ce n’est pas parce que nous avons faim que nous nous mettons à table, c’est parce qu’il est midi. De même nous n’allons pas nous coucher parce que nous avons sommeil, mais parce qu’il est tard, parce qu’il est comme on dit l’heure de dormir. De telles conduites ne sauraient être confondues avec de simples conditionnements. Elles s’effectuent sur fond d’adoption volontaire, de consensus, les régit un code de droits et de devoirs conjugués. Nous l’avions une fois observé avec Raymond Ruyer, le feu vert de la circulation automobiliste est un langage symbolique et pas seulement un signal mécanique. Il permet le passage, il y donne droit. Inversement le feu rouge est perçu comme un interdit qu’il serait coupable d’enfreindre, il ne le faut pas, et non pas comme un simple obstacle physique, un empêchement matériel. Et c’est précisément, comme nous l’avions encore noté à la suite de Ruyer, parce que l’existence de l’homme est réglée par des normes qui sont culturelles et non pas physiologiques uniquement que s’il perd le sens de ces normes, si leur raison d’être s’occulte dans son esprit, s’il ne les considère que comme des interdits arbitraires, des brimades meurtrissant son indépendance, alors un homme risque de devenir fou, à la différence de l’animal dont le comportement, en cas d’altération de ces régulations internes sous l’effet de lésions organiques, ne connaît pas la folie mais simplement un détraquement. Ce qui est donc proprement pathologique, ce n’est pas la contestation de telle ou telle norme, on y a précédemment suffisamment insisté, il est au contraire normal de la part de l’homme de s’interroger sur les normes de sa société, de les critiquer le cas échéant, de travailler à leur en substituer d’autres, meilleures, plus élevées. La véritable norme humaine, celle sans laquelle il n’y en aurait pas d’autres, c’est la revendication et l’usage de la liberté, définie comme pouvoir inséparablement et d’institution et de révision des normes. Citons encore une fois Canguilhem : « L’homme n’est vraiment sain que lorsqu’il est capable de plusieurs normes, lorsqu’il est plus que normal ». N’est-ce pas ce fond de liberté qui explique que les normes humaines puissent varier selon les sociétés ? Entre les hommes, du fait que leurs instincts ne commandent pas directement leur vie, qu’ils ne peuvent les satisfaire que par des moyens institutionnels à créer, les règles de vie ne seront pas les mêmes, comme sont identiques les régulations au sein d’une même espèce animale. Entre les hommes, ce qui est commun, c’est leur nature en ce qu’elle a d’animal, ce sont les besoins, comme de se nourrir, de se vêtir, ce qui est différent, c’est leur culture au sens large et vrai du terme, leur façon de manger ou de s’habiller. La différence, c’est l’humanité. Toute culture est un élément de différenciation, à la condition de voir que cette différenciation n’est pas une division, une brisure. Elle ne disloque pas l’humanité.

La pluralité des cultures ne fait pas de l’humain un éparpillement de membra disjecta, contrairement à un terme employé par l’école sociologique culturaliste américaine, l’humanité ne se présente pas sous forme d’échantillons, et s’il n’y a pas identité entre les cultures, il y a unité, c’est un même principe, l’humain, qui se diffuse et se réfracte à travers toutes ces différences, aussi Marcel Mauss, le plus grand sociologue de l’école durkheimienne, invitait-il ses élèves à savoir toujours discerner dans toute pratique, toute institution, tout rite spécial le tout de l’humain qui s’y exprime. Voilà pourquoi la suppression de ces différences, l’homogénéisation de l’humanité n’irait pas dans le sens de l’humain, et l’on se fait une très mauvaise image du progrès, si l’on croit, comme on se le figurait au 19ème siècle, que le progrès consisterait dans la réduction, la résorption des multiples civilisations en une seule, car si ces différences que sont les diverses civilisations forment l’humanité, loin de les décomposer, il convient de les comprendre, de les accepter et beaucoup plus que de les tolérer, de les apprécier, de les aimer, de les vouloir. La civilisation unique, voilà qui serait la barbarie. La civilisation, ce sont au contraire les civilisations, leur entente, leur dialogue, leur XXX.

Mais ce qui serait en revanche inadmissible et dangereux, c’est de tirer prétexte de cette diversité des normes humaines pour conclure, confondant du conventionnel et de l’artificiel, à leur relativité et par voie de conséquence à leur possible interchangeabilité.

S’il ne s’agit que d’usages, croira-t-on, pourquoi ne pas en adopter d’autres, cf. l’attrait si répandu de nos jours chez certains intellectuels pour l’orientalisme, le yoga, etc. Or c’est précisément cette importation de normes qui serait artificielle et grotesque, car un homme ne changera pas de culture comme un serpent change de peau. L’humain certes déborde le social, et un homme n’en serait pas véritablement un si de quelque façon il ne dominait pas la société où il vit, et ne mettait en cause sa valeur humaine toujours insuffisante. Rejoindre l’universel, oui, mais ce ne peut être qu’à travers le singulier. Ainsi pour en revenir à lui, procédait Socrate.

Socrate contestait la valeur absolue des lois, des moeurs, des usages, des institutions, des normes athéniennes, mais, lui qui se vantait de ne jamais avoir quitté sa cité, de ne pas être un nomade comme les Sophistes, allant de villes en villes, c’est en Athénien qu’il le faisait, c’est du dedans qu’il voulait transformer Athènes en la rappelant à sa vocation exemplaire qui était de s’ouvrir à l’universalité et de l’accueillir en elle, aussi dans le Criton il refuse l’évasion que lui proposent ses amis, il ne se dérobera pas aux lois athéniennes, non pas en vertu de ce que sont ces lois, il sait qu’elles ne sont pas bonnes, mais en vertu de ce qu’il est, lui Socrate, et du pacte qu’il a librement conclu avec sa cité. Jamais obéissance ne fut moins servile, plus inquiétante pour les pouvoirs constitués. Prenons un dernier exemple.

Lorsqu’un bonze bouddhique, en une protestation solennelle s’immole par le feu, ce peut être un acte tragique,  quasi-impensable, mais il a pourtant un sens, il s’intègre dans un certain ensemble culturel, il y a sa place, tandis que lorsque il y a quelques années un lycéen français mit ainsi fin à ses jours, parce qu’à cause de ses mauvaises notes il reprochait à ses professeurs de lui en vouloir, son suicide à lui, insensé hors de la sphère culturelle à laquelle il croyait pouvoir l’emprunter, était aussi dérisoire qu’horrible, aussi navrant que poignant. 

Il y a ainsi toujours lieu de se demander si lorsqu’un homme refuse certaines normes, les normes en usage dans la communauté qui est la sienne, il le fait au nom de normes qu’il estime supérieures et dans l’idée d’une société meilleure, ou simplement parce que son a-socialité le rend ennemi de toutes normes, à la façon de ceux dont Hegel dit qu’ils ne critiquent l’État qui les dirige que parce que dans le fond ils ne veulent d’aucun État.

Alors cet homme est bien plus qu’anormal, il est anomal, et ce n’est pas/plus là une simple anomalie. On ne pourra donc que tenir pour très douteuse et inconsidérée la croyance dont se bercent quelques-uns, au nom de leur interprétation fallacieuse du relativisme des normes, que s’ils ne sont pas tenus pour normaux, là où ils se trouvent, ils le seraient ailleurs. Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà. Soit. Seulement il ne suffira pas de franchir une montagne pour que ce qui était erreur ou déviance d’un côté, transporté de l’autre, se convertisse magiquement en vérité. Bref il n’est pas du tout certain que lorsqu’on n’est pas normal ici on le devienne là-bas, où l’on serait accueilli à bras ouverts. 

Les cours de Hubert Grenier

Par Ollivier Pourriol