Atelier du 19/12/24, à partir de la transcription effectuée par Jean-Luc Demortier
Bonjour,
Voici la suite de la transcription du cours “Matière et matérialisme”. J’ai joint les photos des passages que nous ne sommes pas certains d’avoir bien déchiffrés. N’hésitez pas à donner vos hypothèses en commentaire. Bonne lecture et merci!
Ollivier Pourriol
Mais que se passe-t-il quand la pensée idéaliste retourne aux choses réelles ? Elle ne les reconnaît plus, leur diversité, leur multiplicité intactes lui font l’effet d’une fantasmagorie. « Quand vous revenez, dit Marx, de l’abstraction, de l’être de raison surnaturel : le fruit, aux fruits naturels et réels, vous donnez par là aux fruits naturels une portée surnaturelle, vous les transformez en autant d’abstractions. » Ainsi, pour cette philosophie des maîtres que serait l’idéalisme, escamotage de toutes choses, c’est une évidence que l’essence de la matière ne saurait plus rien avoir de matériel, exactement comme chez Descartes il n’y a plus rien finalement d’étendu dans l’idée de l’étendue. En ce sens, le spinozisme, pour qui l’idée de l’étendue et l’étendue elle-même sont les deux expressions séparées d’une même réalité substantielle, serait la moins idéaliste de toutes les philosophies. Et ce n’est pas un hasard si le spinozisme a été une pensée critique, et jugée et condamnée comme telle. En sorte que les détracteurs de Spinoza qui traitaient au XVIIIème siècle sa pensée de matérialiste auraient eu finalement raison sans le savoir. Et de fait, spinozisme et marxisme sont proches parents. Dans les deux cas, la même lutte contre l’abstraction, la même fondation ontologique du singulier, puisque toute la théorie de la production chez Marx constitue un éclaircissement philosophique de l’être de la singularité.
Ainsi dans l’idéalisme, l’essence du réel tient cet emploi ironique et négateur de lui retirer toute essence. L’essence de la chose est justement ce qu’elle n’est pas. Et lorsque Heidegger, en une formule peut-être faussement profonde, déclare à son tour que l’essence de la technique n’est pas d’ordre technique, n’assistons-nous pas à la même confiscation au profit d’une abstraction inerte et oisive du sens réel d’une activité ? Le réalisme aristotélicien concédait encore à la matière un rôle, elle était matière pour une Forme, mais la philosophie ainsi lancée sur ses rails finira vite par décréter que la vérité de la matière est elle-même une vérité sans matière, une vérité où la matière est de trop. Le matérialisme serait alors une doctrine qui a tort d’avoir raison, qui n’a, plus exactement, raison que pour avoir tort, puisque s’il est vrai, c’est à titre de théorie, s’il est vrai, ce n’est donc que pour et par un esprit. De la sorte, le matérialisme rendrait compte de tout sauf de lui-même.
Le matérialisme, en ce sens, s’opposerait à l’idéalisme, comme le réel au fictif, le concret à l’abstrait, l’agissant à l’inerte. Platon et Aristote jugeaient ridicule une physique tout occupée à décrire des mécanismes matériels dont elle ne se demanderait pas quelle est la fin pour laquelle ces éléments se sont organisés.
Comment la régularité des lois, l’homogénéité des genres seraient-elles dues au hasard ? Quand nous voyons une suite de mouvements aboutir régulièrement à un résultat, c’est nécessairement que ce résultat est une fin et qu’il oriente déjà tout le processus qui conduira à lui. Or, ces causes matérielles que dédaignait la physique philosophique qui s’imaginait que les choses obéissaient à l’activité informante d’une idée, ce sont elles seules que la science positive prendra en considération, débarrassant la matière de toute finalité. « La finalité, disait justement Claude Bernard, on ne peut que la contempler. » Mais un mécanisme, on l’explique, on le démonte. Et quand on a expliqué par quelles causes matérielles, par quels processus réels un tissu biologique, par exemple, s’est formé et s’est différencié pour produire les divers éléments de l’œil, l’hypothèse finaliste pour laquelle l’œil est fait pour voir n’apporte plus à cette explication par le comment le moindre surcroît d’intelligibilité. Ainsi l’idéaliste pense, mais le matérialiste connaît. Aristote aurait trouvé inadmissible que l’on réduisît le plus parfait, la Forme, au moins parfait, la Matière, mais lorsqu’Auguste Comte déclare : « Est matérialiste toute théorie qui explique le supérieur par l’inférieur », il rend compte par ces termes de la démarche de toute science. Rendre compte du supérieur par l’inférieur, c’est-à-dire du compliqué par le simple, c’est instituer une physique mathématique, une biologie physico-chimique, etc. Mais cette science ne supposait-elle point cette activité réelle, ce contact avec les choses, qui sont le fait de l’esclave ? Expérimenter, c’est manipuler, porter la main à, et c’est parce que le travail leur apparaissait comme un labeur indigne que les Grecs n’ont pas créé la physique vraie. Expérimenter, c’est aussi toucher à, modifier, c’est pourquoi la pratique expérimentale a longtemps été considérée comme une sorte d’attentat, de sacrilège à l’égard de la création. Scientifiquement, connaître suppose déjà la volonté de transformer. C’est en quoi la science est fille de la technique. Il a fallu que l’homme ait le projet de changer les choses pour qu’il fût à même de découvrir en elles ce qu’il ne saurait changer mais qui lui permet toutefois de changer tout le reste, c’est-à-dire ces lois grâce auxquelles nous pourrons commander à la nature en lui obéissant. Et c’est parce que l’esclave était d’abord cet être livré directement à la nature, c’est parce qu’il en a d’abord éprouvé comme dans sa chair la matérialité, qu’il a pu ensuite en faire la théorie. C’est parce que le prolétaire, l’esclave, a vécu la matérialité qu’il pourra la penser. Reprenant une idée d’Auguste Comte, Alain disait que la raison est bourgeoise tandis que l’entendement est prolétaire. Tandis que pour le maître qui parle tout se dénoue en discours dans ce monde, l’esclave qui travaille sait que les choses n’ont aucun égard pour l’homme et que tout s’y fait selon l’aveugle loi de l’action et de la réaction.
De là que sans supposer intention aucune ni forces cachées, l’ouvrière physique débarrasse le monde de ses sortilèges et de ses maléfices. C’est pourquoi le matérialisme, dans son combat contre la philosophie, a vu toujours dans la science une alliée. Ce qui intéresse le matérialisme dans la science, c’est moins la connaissance des choses qu’elle pense que la délivrance humaine qu’elle fait. C’est en quoi le vrai matérialisme n’est pas un scientisme, et c’est dès son origine qu’il a découvert la portée humanisante de la science. Nul, en effet, n’a moins eu qu’Épicure d’idolâtrie pour la science. Connaître pour connaître, ce fétichisme du scientisme lui aurait semblé la plus insignifiante des activités. « Si, écrit Épicure, nous n’étions pas troublés par la crainte des phénomènes célestes et de la mort, si nous n’étions pas inquiets à l’idée que celle-ci pourrait nous toucher, si nous n’ignorions pas les limites des douleurs et des désirs, nous n’aurions nul besoin d’étudier la nature. ». Et Épicure a si peu le respect des scrupules scientifiques que c’est un principe chez lui que la science doit multiplier les explications d’un même phénomène, fût-ce au prix de comptes rendus et d’hypothèses contradictoires. Car ce qui importe, c’est moins de connaître les faits, d’en donner une raison, que de savoir qu’ils sont connaissables, rationalisables, en sorte qu’une diversité d’explications contraires, loin de heurter les exigences de la raison, la confirment dans sa certitude que la nature n’échappe pas à la pensée, qu’elle n’a rien de mystérieux, qu’elle nous résiste si peu que nous pouvons prodiguer les explications. La vertu du matérialisme scientifique, selon Épicure, c’est d’éliminer la superstition, de chasser la peur du cœur de l’homme, ce qui ne fait qu’un, car toute crainte est crainte du surnaturel. Avoir peur, c’est ne pas savoir de quoi on a peur. Et cette angoisse, c’est la vertu des réductions de la science que de la détruire. Ceci n’est que cela, tel est le maître-mot, le mot réconfortant de la science. Cet orage, ce n’est pas l’effet de la colère psychique d’un Dieu, c’est un simple déplacement matériel de particules. Et de même celui qui sait que l’âme n’est rien d’autre qu’un certain assemblage d’atomes n’aura plus à s’effaroucher d’une mort qui, à titre de simple désagrégation d’atomes, n’est plus dans l’univers qu’un événement physique parmi les autres. Seulement, cette réduction, loin de faire subir à l’homme la moindre amputation, lui permet au contraire de s’assurer de la totalité de son être.
« Ce matérialisme ouvrier, disait Alain, qui est peut-être, chose imprévue, la seule force morale agissant maintenant dans le monde. » Dans l’ordre moral aussi, le matérialisme semble réducteur, et ne définir l’homme que par ce qu’un idéaliste appellerait le bas. Ainsi Épicure tenant que tous les plaisirs sont du ventre ; Helvétius, d’Holbach ne voulant connaître de morale que du plaisir. Bref, là où l’idéaliste parle d’exigences, le matérialiste évoquerait des besoins, et le langage du besoin semble naturellement plus grossier que celui de l’exigence. Seulement, c’est malheureusement le propre des exigences que de pouvoir supporter de voir différer les réalisations qu’elles commandent. L’idéaliste pose en effet des valeurs qui sont distinctes de leur réalisation, et des valeurs qui, de ce fait, sont invulnérables. Car ce qui est précaire, ce ne sont pas les valeurs, au sens où une valeur supérieure serait du même coup une valeur plus fragile, ce qui est précaire, ce sont seulement leurs incarnations. Ainsi les multiples méfaits que commettent les hommes empêchent sans doute et reculent le règne effectif de la justice mais ils n’enlèvent rien à son excellence, ils ne causent pas le moindre tort à cette idée de justice qui n’est pas à la merci du réel, car nous pouvons certes faire ce qui n’est pas juste, mais il est hors de nos moyens, de nos possibilités, de faire que ce qui n’est pas juste le devienne.
Et c’est pourquoi l’idéaliste s’habitue à toujours remettre à plus tard le triomphe de la valeur. L’exigence peut attendre, mais non pas le besoin. « La loi de fer des besoins, écrit encore Alain, consiste en ceci que celui qui essaie de mépriser les besoins s’y trouve aussitôt soumis comme une bête. Les naïves passions des marchands, qui finalement règlent les changes, expriment que la faim passe avant la justice. La peur et la confiance sont des animaux indociles. Ils sont attelés à notre chariot. Si le chariot roule passablement, le cocher pourra rêver à des choses meilleures ; sinon il ne le peut. » Ainsi contenter le besoin, c’est déjà satisfaire à l’exigence, car qui a faim et peur ne saurait penser, et c’est peut-être déjà satisfaire à toute exigence. Car il n’est point sûr que tout le monde ait les mêmes exigences, les mêmes idéaux, mais il est certain que tout le monde a les mêmes besoins, que selon les besoins les hommes sont égaux, en sorte que l’universalité que l’idéalisme pose abstraitement et fictivement, le matérialisme l’applique, qui, en paraissant ne considérer que le bas, développe le tout de l’homme.
Il fallait donc expliquer en quoi le matérialisme est nécessairement scientifique, en quoi, dans cette lutte du maître et de l’esclave, la science est l’arme de ce dernier. « Le travailleur, écrit Sartre, se saisit comme possibilité de faire varier à l’infini la forme d’un objet matériel en agissant sur lui selon certaines règles universelles. En d’autres termes, c’est le déterminisme de la matière qui lui offre la première image de sa liberté. » Davantage, le déterminisme a pour vertu de détruire le faux privilège du maître. Car il replonge dans l’univers, comme dit encore Sartre, ce maître qui pensait le survoler. S’il est vrai que les idées des hommes sont commandées par leur situation matérielle, économique, la pensée du maître est tout entière enserrée dans les filets de ce déterminisme. Et nous comprenons mieux à présent en quoi effectivement deux sciences s’affrontent dans le conflit du maître et de l’esclave. La science du maître est celle qui explique tout par le haut, et l’inférieur par le supérieur. Elle est finaliste. Elle pose que l’inférieur est fait pour le supérieur, comme l’esclave pour le maître. La science de l’esclave opère le mouvement inverse, par quoi son sujet se libère. C’est pourquoi l’épiphénoménisme, la théorie de la conscience-reflet, séduit tellement la théorie matérialiste. Si le supérieur n’est qu’une émanation de l’inférieur, alors la classe dominante n’est plus elle-même qu’un épiphénomène. Elle n’est rien par elle-même, et que les opprimés en prennent conscience, leur révolution remettra tout à l’endroit.
Comme le maître réduisait tout à l’esprit, l’esclave réduira tout à la matière. Il y a cependant lieu de se demander si cette réduction – nécessaire comme moment de la démarche par quoi l’opprimé se libère – correspond à la vérité la plus profonde du matérialisme ; c’est-à-dire que, exacte comme point de vue de l’esclave, lui-même certes plus vrai que celui du maître, absenté du réel, cette réduction demeurerait encore abstraite et devrait donc être surmontée. Car la différence sur ce point entre la dialectique hégélienne et la dialectique marxiste, c’est tandis que chez Hegel l’esclave rompait ses liens et devenait le maître réel, l’homme achevé, chez Marx l’humanité réelle ne s’établira que par la commune suppression du maître et de l’esclave dans une société enfin libérée de toute domination. En sorte que de même que politiquement la justice ne réside pas dans le renversement du rapport maître-esclave, de même philosophiquement la vérité du matérialisme n’est pas – dans sa forme définitive – de prendre simplement le contre-pied des formules idéalistes. Il y a, en effet, un matérialisme qui n’avait de sens que polémique et qui est destiné à se supprimer par la suppression de son adversaire.
Telle serait la signification de cette phrase de Marx extraite d’Economie politique et philosophie : « Le naturalisme ou l’humanisme réalisé diffère de l’idéalisme aussi bien que du matérialisme et est en même temps la vérité qui les unit tous deux. » Il fallait donc, dans un premier moment, que le matérialisme fût négateur, réducteur, face à l’hypocrisie du discours idéaliste. Ce matérialisme, celui du XVIIIème siècle, ramenait le spirituel au corporel, l’intérieur à l’extérieur, la qualité à la quantité, l’idéal à l’intérêt, c’était bien là une façon de ramener l’esprit à la réalité. Ce matérialisme, écrit Marx dans la Sainte Famille, était unilatéral, appauvrissement. Ainsi la qualité sensible se diffuse et devient la qualité abstraite du géomètre. « Le matérialisme, écrit encore Marx, dut être misanthrope. Pour pouvoir battre sur son propre terrain l’Esprit misanthrope et décharné, il dut lui-même mortifier sa chair et se faire ascète. Il se présenta alors comme un être de raison. » Ce fut là un moment d’abstinence, de pénurie, de négation. Autant l’idéalisme paraissait riche, autant le matérialisme semblait pauvre. Mais cette continence était souhaitable, cette pauvreté était méthodologique. Il fallait d’abord déshabiller l’homme idéal, lui retirer ses parures fictives, le détruire comme esprit autonome et souverain pour qu’apparaisse l’homme réel, l’homme qui se fait à travers ce qui le fait, et reprend possession de soi-même et du monde. Tels seraient les deux moments du matérialisme, qu’il importe de ne pas confondre, si l’on ne veut pas verser dans l’éclectisme si l’on entend au contraire restituer au matérialisme sa force de pensée critique, critique des autres [illisible = dogmatisme], critique de l’idéalisme, mais aussi critique de soi, critique des premières formes où sa critique risquerait de s’immobiliser.
Si dans un premier temps donc le matérialisme engloutit le sens dans la matière, et cela de deux manières différentes : ou bien la pensée n’est plus considérée que comme une efflorescence de la matière, un produit dérivé de ses combinaisons, ou bien, et c’est le matérialisme syncrétique d’un Helvétius, la matière devient par soi-même, naturellement, dotée des qualités de la pensée : elle sent, elle pense, elle agit, (et s’agite : elle devient volonté),
et Rousseau se moquera dans l’Emile de ceux qui pour ne pas avoir à reconnaître une âme à l’homme préfèrent accorder une sensibilité aux pierres ; ou bien donc pour employer une terminologie idéaliste, le supérieur est réduit à l’inférieur, dans un constant mouvement de régression, ainsi le psychologique se ramène au physiologique, le physiologique au physico-chimique, ou bien le supérieur passe tel quel avec armes et bagages dans l’inférieur, la matière est déjà de la pensée ; dans un deuxième moment, brisant cette opposition, le matérialisme analyse comment dans une matière, à partir d’elle, par elle s’organise, se constitue du sens.