L'enfant et l'adulte (P4 et 5), fin
avec tant d’amour créé, car les destructeurs que souhaite Nietzsche, les vrais, pas les casseurs, sont destructeurs de leurs propres œuvres et Nietzsche enseigne que l’on ne détruira bien que ce que l’on a soi-même construit. Dans cette insouciance, cette innocence cruelle Nietzsche a logé toute la liberté. Et l’on peut alors rêver, comme a fait l’anarchie, d’un accord spontané, immédiat, d’un libre accord de nos libertés. Qu’on songe à l’abbaye de Thélème de Rabelais, dont la règle n’était que cette clause : fais ce que tu voudras, et n’est-ce pas l’idéal de l’enfant ? Faire ce qu’on veut, voilà la définition du caprice. Rabelais écrit : « Par cette liberté, ils entrèrent en louable émulation de faire tous ce qu’à un seul voyaient plaire — imiter, n’est-ce pas aussi un désir d’enfant ?]. Si quelqu’un ou quelqu’une disait : « Buvons », tous buvaient. Si disait : « Jouons », tous jouaient. Si disait : « Allons à l’ébat ès champs » — allons nous ébattre aux champs — , tous y allaient. » Mais que se serait-il passé, si quelqu’un avait dit : « Travaillons » ? On ne travaille pas dans la société des grands enfants de l’abbaye de Thélème, seulement si on ne travaille pas, si on n’en a pas le besoin, c’est parce que d’autres dans l’ombre le font. Tel est l’envers aussi de l’utopie aristocratique de Nietzsche, le noble d’ancien régime ne passait-il pas son temps à jouer ? Les uns ne peuvent jouer que parce que les autres travaillent. Ce fut effectivement notre état d’enfance, merveilleux, un conte de fées. Les parents, ou la domesticité, ne sont-ils pas les bons génies, les lutins à l’œuvre dans la maisonnée ? L’enfance se déroule en pleine mythologie. Les dieux de sa mythologie, ce sont les adultes, ces puissants serviteurs, et garde une mentalité mythologique l’adulte qui s’imagine que vivre, c’est vivre du travail des autres. En somme il y en a qui voudraient être portés toute leur existence comme, enfants, quand ils n’avaient pas appris à marcher, ils le furent par leur mère. C’était là être rois et nous avons commencé par être rois, et même tyrans. Les enfants, écrit Rousseau dans l’Emile, sitôt qu’ils peuvent considérer les gens qui les environnent comme des instruments qu’il dépend d’eux de faire agir, ils s’en servent pour suivre leur penchant et suppléer à leur propre faiblesse. En ce sens, rompre avec l’enfance, avec ce moment de la vie où l’on ne faisait pas, où l’on faisait faire — faire, c’est la condition technique, faire faire c’est l’attitude magique —, couper avec l’enfance, c’est comme tuer le tyran qu’on fut.
Des enfants ne pourraient vivre tout seuls, une société qui ne serait composée que d’enfants indépendants et libres – c’est au fond le vœu de toute utopie politique – est inconcevable. Toute utopie — en grec : non-lieu — est, selon un néologisme forgé par Renouvier, une uchronie. C’est dans le temps que les utopies n’ont pas de place. Uchronie — ce fut avec Descartes notre première partie — qu’un adulte qui n’aurait pas été un enfant ; uchronie – ce fut avec Nietzsche notre seconde partie – qu’un adulte en route vers une enfance ; comme un adulte n’en serait pas un s’il n’avait été un enfant, car l’homme en nous doit se développer, la vérité de l’enfant est elle-même dans l’adulte qu’il deviendra. Ce sont là deux moments. Ils ne se cumulent pas. Uchronique aussi et surtout donc l’idée que l’on pourrait concilier les avantages de l’un avec ceux de l’autre, être les deux à la fois. Il n’est pas plus déplacé qu’un adulte qui fait l’enfant, qu’un adulte qui ne serait qu’un enfant attardé, si ce n’est un enfant qui fait l’adulte, le singe et veut penser, parler et agir en grande personne. Cela signifie-t-il pour autant que l’état d’enfance et celui d’adulte seraient entièrement isolés, que l’enfant en nous disparaît quand apparaît l’adulte, que l’enfance ne serait, bon ou mauvais, qu’un simple moment à passer ? Il n’est pas à passer, il est à dépasser au sens hégélien du terme, c’est-à-dire qu’il doit être tout entier aboli et tout entier maintenu. Qu’est-ce qui est à supprimer dans l’enfance ? Son immédiateté. L’immédiateté, c’est l’apparition d’un être. Il est là, entièrement là, ce n’est pas une moitié d’homme qu’un nouveau-né, mais cette réalité est encore tout entière à réaliser. Sous sa forme immédiate, elle est ineffective. Il n’y a encore aucune profondeur en elle, aucune richesse, et c’est pourquoi Hegel la dit simple, comme ce qui est encore réduit à sa plus simple expression. N’allons donc pas nous extasier sur la simplicité de l’enfant ; elle est nue, ce n’est que du dénuement. Hegel déclare que si nous désirons voir un chêne, nous ne serons pas satisfaits si l’on nous montre à sa place un gland. Pas davantage un enfant ne peut tenir lieu d’un homme. Hegel est sévère, non envers l’enfant, mais envers l’image trop complaisante que nous nous en faisons. L’enfance n’est pas pleine de trésors, elle n’abonde pas en promesses, ce ne sont là que des mirages, des illusions rétrospectives. Ah ! tout ce que j’aurais pu être, comme si tout enfant était un génie en puissance, ainsi que le croit la pédagogie anti-pédagogique qui s’imagine qu’éduquer l’enfant, lui imposer le moule d’un adulte, serait réduire sa richesse, attenter à son originalité. Sans l’éducation qui nous forme en nous transformant, en faisant accéder d’un état de nature à un état de culture, l’enfant, tout raisonnable qu’il est potentiellement, resterait un animal. Seulement si l’enfant n’est pas un petit adulte, il est un petit homme, l’enfant, tout raisonnable qu’il est potentiellement, resterait un animal. Seulement si l’enfant n’est pas un petit adulte, il est un petit homme, il y a en lui un désir d’être homme, une volonté de devenir quelqu’un, c’est le but de l’enfance, et c’est lui qui doit être maintenu mais sous la forme d’un résultat. Ce qu’est un adulte doit correspondre à ce que l’enfant qu’il fut voulait être ; si cet enfant existait toujours, il devrait pouvoir s’y identifier. C’est pourquoi il n’est pas plus tragique pour un adulte que d’avoir le sentiment d’avoir trahi l’enfant qu’il fut. C’est devant lui qu’il est responsable, responsable de ce qu’il l’a fait devenir. Ce n’est pas, comme certains d’entre vous l’ont écrit, la vie de l’enfance qui est dialectique, c’est la vie humaine dans son ensemble. Elle doit passer par les trois moments de tout processus dialectique. Le premier, c’est celui de l’en-soi, c’est-à-dire de l’intériorité. Je signale, pour que des confusions soient évitées, que la terminologie de Hegel n’est pas celle de Sartre. Le pour-soi, chez Sartre, désigne la subjectivité, Hegel l’appelle de l’en-soi. C’est ce qui est enfoui en moi. Ainsi la vérité de l’enfant est encore enfouie en lui-même. Nul ne la connaît, et pas plus lui-même. Il se sent riche mais uniquement de virtualités vagues, mais pour l’instant il est pauvre, il a de quoi être tout mais il n’est encore presque rien. En langage hégélien, la certitude qu’il a de soi n’est pas encore vérité, vérité objective, vérité reconnaissable par tous. L’enfant n’a pas encore fait ses preuves, il lui manque d’être au-dehors ce qu’il est au-dedans, or, selon la célèbre formule de Hegel, ce qui n’est qu’intérieur n’est même pas intérieur. Ce décalage entre soi et soi, c’est ce que ne cesse d’éprouver douloureusement l’adolescent, aussi est-il mal en lui-même, aussi est-il volontiers coléreux, mais cette colère qu’il promène sur tout ce qui l’entoure, est aussi et surtout, comme toute colère, colère contre soi. Elle en est la projection. Le deuxième moment de la vie d’un homme, c’est celui du pour-soi, c’est-à-dire de l’extériorité. Il caractérise la maturité. La vie de l’adulte est essentiellement, en effet, une vie extérieure, une vie qui se distribue selon le dehors. Un adulte se définit par sa situation sociale, les différentes fonctions, les différents rôles qu’il a à jouer, tout cela lui est assigné par les autres et fait partie d’un vaste ensemble dont on n’est qu’un rouage. L’adulte ne s’appartient plus. Il a extériorisé son intériorité. Ce qui pourra souvent être éprouvé comme une aliénation. Il semble qu’on n’est plus soi-même, que son être ne tient plus que dans un apparaître, l’on a le sentiment aussi d’une perte, d’une déperdition : enfant, j’aurais pu être tant d’hommes différents et je ne suis plus que celui-ci. Selon un mot de Valéry, j’étais né plusieurs et je mourrai un. Tous les possibles – l’enfance est le lieu des possibles – se sont réduits à une seule réalité, et enfin tout ce devenir m’a l’air de s’être fait sans moi, toujours selon l’extériorité, par des concours de circonstances dont je n’étais pas le maître, j’ai été pris dans de multiples engrenages, j’en fus la victime. Le troisième moment, le plus difficile, il est réflexif, est celui de l’en-soi pour-soi, si un homme, dans cette vie qu’il mène qui peut lui paraître si étrange, si étrangère, se redécouvre enfin lui-même, et intériorisant cette extériorité, apprend au dehors de lui, dans ce qu’il a fait, sa vérité qu’il ne pouvait immédiatement lire en lui-même. Cette vie, apparemment faite de hasards ou de contraintes subies, c’était mon œuvre, je l’avais voulue, je m’y révèle, c’est moi et non pas le fait d’un destin extérieur. Le destin, a écrit Hegel, c’est soi-même vu comme un autre, vu comme un ennemi.
Ainsi la vérité de la vie d’un homme est celle d’une autoréalisation, si tant est que nul ne sera ce qu’il est qu’à la condition de le devenir. En la comprenant, lui qui adulte s’était opposé à l’enfant qu’il était, il était enfant encore indéterminé, il s’est défini, il était plusieurs, il est maintenant un, cet homme s’est rejoint, il est revenu à soi comme dit Hegel, il s’est égalé à lui-même, ce qu’il ne pouvait faire que dans le temps. Au sujet que nous traitons pourrait parfaitement s’appliquer cette formule de Hegel : « C’est seulement cette égalité se réinstaurant, la réflexion en soi-même dans l’être-autre qu’on est devenu qui est le vrai et non une unité originale comme telle ou une unité immédiate comme telle ». Il y a donc l’enfant, il y a l’adulte, mais il y a aussi et surtout l’homme dans lequel, sans s’identifier, ils se réunissent. Si je suis l’intermédiaire entre moi et moi-même, l’homme n’est ni l’enfant ni l’adulte mais leur médiation. Faire passer l’enfance dans son être-autre, l’état d’adulte, mais pour qu’en s’y perdant elle s’y sauve, elle s’y retrouve, c’est notre réalité humaine. Un homme peut se dire qu’il n’a pas manqué sa vie s’il a la conviction que ce qu’il voulait être, sans le savoir, enfant, il l’a, adulte, accompli. Son enfance est derrière lui, il n’y retournera pas, mais sa tâche est de l’accomplir. Il y a donc mieux à faire de la part de l’adulte que de ménager dans quelques recoins de lui-même on ne sait quels restes de fraîcheur enfantine, tout est perdu de l’enfance, rien ne s’en conservera tel quel, rien n’en sera préservé, mais tout peut être sauvé d’elle, si l’adulte n’a rien renié de l’enfance qu’il lui a fallu vivre, s’il a agi en sorte que l’enfant qu’il fut et dont il ne refera jamais la connaissance pourrait lui se reconnaître dans l’homme qu’il est devenu.
(fin p4. Les notes de la p5 sont déjà intégrées)