L'enfant et l'adulte (p2)

L'enfant et l'adulte (page 2)

Les cours de Hubert Grenier
5 min ⋅ 02/11/2024

il le croira sans l'ombre d'un doute parce qu'il l'a lu ou qu'on le lui a dit, et l'adulte qu'il sera plus tard restera marqué à jamais par la crédulité et la docilité d'esprit qui furent celles de ses premières années. Ce que déplore donc Descartes, ce n'est pas la méchanceté de l'enfant contrebalancée heureusement pas sa faiblesse physique, c'est la faiblesse intellectuelle qui sera si longtemps sienne, avec la naïveté, la candeur dont elles s'accompagnent. L'enfance est le moment de réception de tous les préjugés. Préjugé toute croyance dont on va jusqu'à ignorer qu'elle n'en est qu'une, toute idée passivement introduite, sans contrôle de notre part, sans même que soit envisagée l'éventualité de sa fausseté — préjugé, comme le terme l'indique, ce qui, antérieur à tout jugement qui l'aurait ratifié, s'est implanté sans son accord. Et, puisque ce jugement est un acte qui ne peut être qu'intérieur, préjugé tout ce qui en l'âme ne vient que du dehors, soit de cette extériorité qu'est pour elle le corps, et cela par le canal des sens, soit de cette seconde extériorité pour nous que représente autrui, et cela par le canal de l'enseignement. L'enfant, dont l'esprit n'a pas encore de puissance, est entièrement livré à son corps. Penser pour lui n'est que sentir. Ainsi des sens nous tirerons le préjugé que des réalités qui pourtant n'existent qu'en nous, à titre de sensations qui ne sont que des modifications subjectives, comme le lourd, le léger, le chaud, le froid, appartiennent aux choses elles-mêmes, qu'elles en seraient des propriétés, des qualités. Ainsi croyant que c’est l'objet lui-même qui est chaud, ce qui est lui prêter de façon absurde et occulte une sorte de conscience de soi, nous transportons, nous projetons au-dehors ce qui n'est qu'au dedans, nous nous envoûtons nous-mêmes. De là la physique puérile que la scolastique a héritée d'Aristote. Et ce sont encore nos sens desquels nous sommes persuadés spontanément qu’ils nous mettent au contact des choses mêmes, qui nous font nous imaginer que le plus réel, c'est ce qui est matériel, en sorte que nous aurons tant de mal, et c'est la principale résistance rencontrée par la philosophie vraie, à concevoir les réalités spirituelles, nous prendrons l'âme elle-même pour une sorte de corps, mais très délié, très subtil, une espèce de souffle. L'imagination est une pensée asservie au corps, elle est prisonnière des sens, et de ne faire qu'imaginer, c'est ce à quoi nous aurons passé notre enfance où il nous était encore impossible d'exercer notre entendement. Préjugé, c'est emprise. Il y a l'emprise des sens, il y a celle d'autrui. Relève du préjugé aussi tout ce qui dans nos pensées ne nous a été apporté que par autrui. En elles, leur part est immense, elle occupe même pratiquement toute la place. Combien de choses ne connaissons-nous que par ouï-dire, c'est-à-dire sans les savoir réellement ? Même si elles sont vraies, c'est comme si elles étaient fausses. Pourriez-vous par exemple démontrer que la terre tourne ? Si vous ne le pouvez, et moi pas davantage, vous êtes scientifiquement aussi nuls que tous ceux qui jusqu'à Copernic l'ignoraient, vous ressemblez à ce petit écolier qui déclare à son camarade plus jeune : mais non, imbécile, ce n'est pas le soleil qui tourne autour de la terre, c'est le contraire, le maître nous l'a appris ce matin.

Tous ces préjugés venus de l'enfance — cf le début de la première Méditation, « Il y a déjà quelque temps que je me suis aperçu que, dès mes premières années, j'avais reçu quantité de fausses opinions pour véritables… » — et l'habitude de n'évoluer que dans le préjugé, l'adulte les traînera toute sa vie. D'avoir été enfants, d'avoir vécu tout le début de notre vie si fragiles, si vulnérables psychiquement, nous risquons intellectuellement de ne pas nous remettre. C'était mal commencer, ce ne fut pas un bon départ pour un homme que d'avoir été enfant, et ce qui a mal commencé ne peut pas continuer bien. L'enfance est dans le cartésianisme une tare. La seconde Méditation comporte cette remarque : « comme nous avons été enfants avant que d'être hommes ». La même formule chez Aristote indiquerait un passage tout à fait naturel et normal de la puissance à l'acte. Chez Descartes elle a valeur de regret. On doit la lire comme un soupir. Quel désagrément ce fut là ! L'état d'enfance chez Descartes achemine moins à l'état d'adulte qu'il n'en éloigne. D'avance, il le compromet. D'où les mesures radicales que devra plus tard prendre Descartes. Dans sa décision philosophique de repartir à zéro, de faire table rase du passé, entre bien le projet de liquider une enfance, d'en effacer les dégâts. À quoi s'emploiera le doute universel qui, balayant les préjugés, remettra l'esprit à neuf. Ce sera une recréation intégrale, une auto-genèse d'où jaillira le Je du cogito. Ainsi la raison cartésienne apparaîtra adulte, en possession de tous ses moyens intellectuels, comme Athéna sortant de la tête de Zeus. Descartes va se donner mentalement une seconde naissance, la bonne, la vraie. Aristote disait que l'enfant est le père de l'homme. N'est-il pas catastrophique d'avoir été formé par un père aussi novice, aussi inexpert ? N'est-il pas aberrant d'avoir un père plus jeune que soi ? Descartes entend donc n'être le fils que de lui-même. Il reprend les choses en main. Nouvel Œdipe, il défait ce qu'avait fait — si malencontreusement — le temps. On pourrait comparer avec Rousseau. Il y a aussi dans la pédagogie négative de l'Emile le souci d'empêcher l'enfance, de l'empêcher d'avance d'avoir des répercussions si néfastes sur la vie future de l'adulte, ce qui se produit inévitablement si trop tôt on munit l'enfant d'un savoir qui ne convient qu'à des adultes et qu'il ne pourra que mal assimiler, en sorte que rien plus tard ne pourra être construit sur des bases aussi mal assurées, (aussi) à cette fin, et c’est là l’argument rousseauiste, il ne faudra pas écourter l'état d'enfance, au moyen d'une pédagogie accélérée toujours désastreuse qui trop vite fait de l'enfant un adulte, et un adulte raté, le temps dira Hegel se venge de ceux qui n’ont pas voulu compter avec lui, mais il conviendra de laisser toute l'enfance s'écouler selon sa durée naturelle et ne rien apprendre à Émile, touchant les sciences ou la morale, avant qu'il ne soit en mesure de le comprendre, avant qu'il n'ait atteint cet âge de raison que Rousseau fixe vers les 15-16 ans. Mais faute d'avoir pu bénéficier d'un pédagogue aussi avisé que le précepteur d'Emile, et qui jamais pourra avoir un maître aussi extraordinaire, car le principal handicap de l'enseignement, ce n'est pas l’enseigné, c'est l’enseignant — comme dira Marx : qui éduquera les éducateurs ? – et du fait que la pédagogie rousseauiste réclame (xxx) un adulte qui se dévouera entièrement à son élève, ne le quittera pas une seconde afin de le préserver de tout contact pernicieux par quoi la société contaminerait Émile, l'on remarquera que cette éducation naturelle de part en part ne peut être menée que sous le couvert d'un artifice, celui du précepteur, où le trouver, et qui consentirait à pareil labeur et pareil sacrifice ? Descartes donc, faute d’avoir connu un précepteur rousseauiste, devra, lui, se dépouiller de son enfance. C'est qu'il ne lui doit que des chaînes. Et ne sont-ce pas des chaînes pour l'adulte que toutes ses habitudes qu'il a contractées, enfant, notre caractère, la coloration même de notre vie affective, avec toutes ses bizarreries, son irrationalité, pourquoi avons-nous tels penchants et telles aversions, telles sympathies, telles antipathies, tout cela n'est-il pas l'œuvre de toutes ces expériences oubliées que nous avons subies enfants, quand nous étions tellement sous influence. Notre enfance, ce fut un vaste conditionnement. Descartes rapporte, dans une lettre, qu'il avait toujours été étonné de l'attirance inexplicable qu'il avait pour les femmes louches, entendons les femmes victimes de cette très légère infirmité oculaire que l’on appelait naguère une coquetterie, jusqu’au jour où ayant revu sa vieille nourrice, elle lui apprit que dans ses jeunes années il aimait jouer avec une petite fille qui louchait. Le Traité des passions, appuyé sur la connaissance que donne la vraie philosophie des lois de l’union de l’âme et du corps, assurera un déconditionnement. En tous domaines, intellectuels, affectifs, Descartes veut reprendre la direction de lui-même. De ces rêves eux-mêmes, cette résurgence nocturne de l’irrationalisme enfantin, n’aura-t-il pas la maîtrise, puisqu’il se flattait d’avoir réussi à ne plus avoir jamais que des songes agréables, que les songes qu’il voulait ?

Ce refus de l’enfance, si net dans le cartésianisme, c’est une philosophie qu’on a pu appeler positivisme, n’a-t-elle pas pour ambition par l’espérance dans les progrès illimités de ses branches, la mécanique, la médecine, de refondre la condition humaine ? Ce refus de l’enfance se justifie dans une philosophie de l’esprit pur, un homme peut être enfant, pas un esprit. Il est bien vrai que la raison ignore l’enfance. Tout ce qui est pré-rationnel, anté-rationnel, ne saurait être qu’anti-rationnel. Il n’y aurait sans doute aucun dommage – tout au contraire – à ce que l’enfance soit épargnée à un pur esprit, mais en irait-il de même pour ce vivant qu’est un homme ? Une philosophie de l’esprit peut rayer l’enfance, en faire l’économie, pas une philosophie de la vie. Le vivant qu’est l’homme doit grandir, il faut qu’il pousse comme une plante, selon les termes de Platon dans le Théétète qui nomme le philosophe un jardinier des âmes. Qui aurait été privé de cette croissance, de ce long développement, de cette germination, de cette nécessaire maturation, ne ferait qu’être planté là, fiché là à la façon d’un décor de théâtre. Vous auriez donc pu vous demander : que serait un homme qui 

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Les cours de Hubert Grenier

Par Ollivier Pourriol

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