Corrigé du sujet de dissertation "L'enfant et l'adulte"
L'enfant et l'adulte
Il reste à présent à faire les corrigés de ces deux sujets de dissertation, en précisant que ces corrigés que je crois indispensables, je m'en étais expliqué au début de l'année, ne peuvent avoir valeur que d'exemples, car il pourra toujours y avoir en philosophie pour un sujet donné plusieurs façons, le cas échéant très différentes de le traiter, qui, toutes, auront leur justification, leur raison d'être. Il n'existe pas de corrigé modèle, de corrigé officiel, et quand des correcteurs lisent des copies réelles, ils n'ont pas dans la tête une dissertation idéale, par rapport à quoi ils apprécieraient celles qu'ils ont sous les yeux. Je commencerai par le sujet sur l'enfant et l'adulte sur lequel il n'y aura pas lieu d'insister trop longuement, étant donné que c'est son compte-rendu qui a été le plus développé. On accordera donc plus de temps au corrigé sur l’apparence.
Que dire donc sur l'enfant et l'adulte, j'entends qui ait une teneur philosophique, qui ne se réduise pas à une série d'évidences ou de banalités qui, sous cette forme, ne permettraient d'engager aucun débat sérieux ? Comme de dire par exemple que l'enfance joue un très grand rôle dans la formation de la personnalité du futur adulte ou encore que l'éducation doit tenir compte de la personnalité de chaque enfant. C'est souvent la question que je pose à la fin de chaque interrogation orale du vendredi après-midi. D'accord, mais où y a-t-il dans ce propos matière à discussion ? Ce qui permet d'engager une discussion, c'est une thèse. En philosophie il convient de proposer et de développer une thèse, et cette thèse ne sera philosophique, elle ne se distinguera de l'opinion que nous pouvons tous avoir spontanément sur le sujet en question, que si elle prend la forme d'un paradoxe. Un exemple : sur le problème de la valeur du plaisir, est-il bon, est-il mauvais de rechercher le plaisir ? L'opinion, qui aime les avis mitigés, répondra : c'est selon. Tel père, tel fils, mais à père avare, fils prodigue. Il y a des plaisirs bienfaisants et il y a des plaisirs nocifs, nuisibles. Mais lorsque Eudoxe, disciple de Platon, soutient que tout plaisir est bon par nature, il émet une thèse qui est un paradoxe, et de même Speusippe, autre disciple de Platon, qui, lui, déclare que tout plaisir est mauvais, et telles sont les deux thèses que dans l'Ethique à Nicomaque, Aristote, ayant à traiter de ce sujet, commencera par réfuter. Seulement il importe d'y prendre garde, pour éviter de croire qu'il suffirait de rudoyer le bon sens pour tenir un propos philosophique, un paradoxe ne doit pas être confondu avec une absurdité. Ainsi, si Zénon d'Elée avait professé, comme on l'interprète parfois, que le mouvement n'existe pas, il n'aurait proféré qu'une absurdité, et Diogène aurait alors eu raison de se contenter, pour le réfuter et ainsi qu'il s'est imaginé le faire, de marcher devant lui. Non, Zénon s'est proposé de montrer que le mouvement n'est pas intelligible, ce qui est très différent, et suppose l'existence du mouvement, car s'il n'était rien il n'y aurait aucun sens à le dire incompréhensible.
Sur l'enfance donc, ses conséquences pour la vie d'un homme, si l'on voulait chercher une thèse on ne peut plus radicale, on aurait pu l'emprunter à Descartes, auquel vous avez parfois dans les copies fait allusion mais sans toujours en tirer assez parti. Le peu d'estime de Descartes envers l'enfance pourrait être considéré comme typique d'un auteur du XVIIe siècle. L'attention à l'enfant, la faveur qu'il recevra, voire les panégyriques dont il pourra être l’objet, sont modernes. Ce n'est qu'à la lecture de la Nouvelle Héloïse que les jeunes mères de la bourgeoisie ou de l'aristocratie décidèrent de s'occuper de leurs bébés. Longtemps l'enfant fut tenu pour quantité négligeable, cet homme qui n'en était pas encore un ne paraissait pas digne d'intérêt, il n'y avait qu'à le laisser à ses enfantillages. Un philosophe aussi nourri de classicisme qu'Alain écrira à la première ligne de son livre Histoire de mes pensées : « De l'enfance je dirai peu ; car elle ne fut que bêtise. » Insignifiant simplement l'enfant, au regard des gens du XVIIe siècle ? C'est ce que laisserait penser ce propos de Bossuet, rapporté par l'un d'entre vous : la vie de l'enfant n'est que celle d'une bête. Seulement, et voilà qui est beaucoup plus grave que de l'indifférence, on sent percer à travers ce jugement sans nuances de la réprobation. Quand on fait partie du genre humain, on ne devrait pas, même tout jeune, se comporter comme un animal. D'être ce qu'il est l'enfant est coupable. De son irresponsabilité même il porte la responsabilité. En lui il doit y avoir quelque chose de mauvais, de foncièrement mauvais. C'est un être dont il convient de se méfier. Nous avons eu l'occasion de constater la fortune du thème lancé par Hobbes de la méchanceté enfantine. Entre l'enfant et le méchant il n'y aurait, comme le commentait l'historien de la philosophie Goldschmidt, aucune solution de continuité, les méchants étant simplement ceux qui à l'âge de raison continuent de se comporter en enfants. Pourquoi ne pouvait-elle que satisfaire les esprits religieux de l’époque, cette idée que la méchanceté est présente d'emblée, qu'elle est là immédiatement dans l'enfant, en puissance il est vrai et Dieu merci puisqu'il lui manque pour passer à l'acte la force physique, ce qui atténue la nocivité de cet être dangereux ? Ne serait-ce pas, cette méchanceté innée, atavique, la preuve flagrante de la vérité du dogme chrétien du péché originel ? À cause de lui, de la faute transmise par Adam à tous ses successeurs, l'homme naît mauvais, il naît coupable. Sa nature est corrompue : c'est pourquoi le rationalisme de ce siècle, doublé d'un pessimisme naturaliste, estimera que le salut pour l'homme, le redressement ne pourra venir que de l'éducation qui seule sera en mesure de conduire l'être humain à la raison qui lui fera connaître la loi divine et les devoirs qu'elle lui enjoint, permettant ainsi l'acquisition tardive et difficile d'une moralité que n'a pas préparée en nous une nature déchue. Et c'est précisément sur ce point qu'apparaît l'originalité de Descartes. Cet enseignement que tous considèrent comme si nécessaire et bénéfique, Descartes en craint pour sa part et en dénonce les dégâts. Il va de soi que l'enseignement de l'enfant ne peut qu'être le fait des adultes, qui lui inculqueront les bons principes, lui feront part de leur expérience.
Or sans même parler du fait que cet enseignement est dans son contenu — laissons de côté les questions morales — intellectuellement très défectueux, il ne transmet à peu près rien de solide, comme Descartes l'a expérimenté au collège de la Flèche, où pourtant, il leur en donne acte, exerçaient les meilleurs régents de l'époque, la dépendance à laquelle forcément est soumise l'enfant vis-à-vis des adultes qui l'instruisent n'aura immanquablement que les effets les plus dommageables sur sa formation mentale. L'enfant, en effet, qui n'a aucun moyen encore de vérifier ce qu'on lui apprend, qui est, au surplus, porté à croire tout ce qu'on lui dit, de par le prestige, l'ascendant qu'ont sur lui les grandes personnes, avalera en toute confiance n'importe quoi, il croira savoir ce que pourtant il ne sait pas,
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